Les deltas cultivent un curieux paradoxe : ils comptent parmi les zones du monde qui sont à la fois les plus densément peuplées et les plus directement menacées par les effets du changement climatique.
Historiquement, on sait que c’est avant tout la fertilité des sols qui a attiré les populations dans les deltas. Et c’est la raison pour laquelle ils abritent aujourd’hui une part de la population mondiale bien supérieure à la part des terres émergées qu’ils représentent. Selon qu’on prend une définition plus restrictive ou plus large, ils regrouperaient entre 5 % et 14 % de la population mondiale, pour une part des terres émergées évaluée entre 0,65 % et 2 %. Le ratio reste stable, de 7 à 1. C’est dire s’il s’agit de zones particulièrement peuplées. Et ce peuplement augmente rapidement: chaque année, la population des deltas croît de 1,6 %, un taux bien supérieur à la croissance de la population mondiale. Des deltas comme celui du Gange, du Nil ou du Yangtsé affichent une densité de population de plus de 1 000 habitants au km 2 et abritent des mégapoles comme Shanghai, Hô Chi Minh-Ville ou Dacca.
Or, on le sait, les deltas sont également menacés de subsidence, principalement en raison de la hausse du niveau des mers. Ce sont des zones, par nature, de très faible élévation, dans laquelle toute élévation du niveau marin créée immédiatement des inondations. Ce sont aussi des zones particulièrement exposées au risque de tempêtes et de vagues de submersion. Certains États ont donc, logiquement, commencé à envisager des mesures de relocalisation des populations situées dans les deltas : c’est le cas du Vietnam, qui a lancé il y a plus de vingt ans le programme Living with floods (« Vivre avec les inondations »), qui vise à déplacer dans les collines des villages du delta du Mékong menacés de submersion.
Voilà donc la grande question posée par les deltas aux stratégies d’adaptation au changement climatique : comment réduire l’exposition de la population aux risques, alors même que la population exposée ne cesse d’augmenter ? Faut-il barricader les deltas, quitte à les dénaturer ? Ou faut-il au contraire envisager des mesures de relocalisation à plus grande échelle, comme le conçoit l’Indonésie avec le déplacement de sa capitale Jakarta vers une ville nouvelle sur l’île de Bornéo, Nusantara («archipel ») ?
Nul ne peut aujourd’hui fournir de réponse satisfaisante à cette question. Une certitude s’impose désormais : il faut cesser d’attirer de nouvelles populations dans les deltas. D’abord parce que cela fait peser une pression démographique accrue sur des écosystèmes fragiles, mais aussi – et surtout – parce que cela met les habitants en danger et complique les stratégies d’adaptation.
Si la relocalisation peut apparaître comme la solution la plus rationnelle, elle pose néanmoins des problèmes importants. D’abord un problème de coûts : ces régions concentrent énormément d’activités économiques. Le delta du Nil ou celui du Mékong, qui fournit plus de 50 % des récoltes de riz du Vietnam, sont de véritables greniers agricoles.
Renoncer à l’exploitation économique représenterait un coût considérable pour les pays concernés. C’est aussi un problème de droits : peut-on déplacer des populations par anticipation des impacts futurs du changement climatique ? Quels sont les droits des populations qui ne souhaitent pas être déplacées ? Quelles compensations prévoir ? Et qui prend la responsabilité d’organiser ces déplacements ? Il y a une dizaine d’années, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), en collaboration avec l’université de Georgetown,
avait organisé plusieurs consultations d’experts pour définir des cadres légaux à appliquer lors de tels processus de relocalisation; ces travaux ont été laissés en jachère. Il devient urgent de remettre l’ouvrage sur le métier, si la relocalisation doit faire partie des solutions d’adaptation – mais, il faut le souhaiter, une solution de dernier recours.
Au sommaire :
Dossier Deltas : un article sur les relations entre les humains et les deltas par la géographe Magali Reghezza-Zitt, un article sur le mode de fonctionnement des deltas par la géographe Delphine Gramond, un article sur les impacts du changement climatique dans les zones deltaïques par la géophysicienne Mélanie Becker, un entretien avec Gaël Hemery sur le delta du Rhône, extraits littéraires illustrés, infographies, conseils de lectures, de films, de musiques…
Hors dossier : correspondance, atlas, cartes anciennes, héros et héroïnes d’hier et aujourd’hui, entretien avec Christine Rollard sur les araignées, portfolios de Mark Ruwedel, Taiyo Onorato et Nico Krebs, aparté avec Stephen Rostain, histoire des légumineuses d’Afrique par Éric Birlouez, portrait d’Henry David Thoreau par Valérie Chansigaud, trésors photographiques, récit et poème illustrés, agenda culturel.
Magali Reghezza-Zitt,
géographe
De leur naissance alluvionnaire à leur évolution mouvante, extension ou rétraction, les deltas occupent une position externe mais capitale dans la géographie naturelle et humaine du monde. Exutoires fertiles des grands fleuves, ils sont souvent extrêmement peuplés dans les régions chaudes, ce qui dans le contexte du bouleversement climatique menace à la fois leur existence et celle de leurs occupants.
Delphine Gramond,
géographe
Qu’ils soient côtiers ou parfois intérieurs, les deltas du monde sont des zones géographiques mouvantes et extraordinairement variées où éclate, transite et prolifère la vie sous toutes ses formes. Régulateurs des débits fluviaux, purificateurs naturels et séquestrateurs de carbone, ils abritent et nourrissent des populations humaines qui les exploitent avec respect ou exercent sur eux des pressions de plus en plus destructrices.
Mélanie Becker,
géophysicienne, CNRS/Laboratoire Littoral Environnement et Sociétés (LIENSs)
Havres aux frontières toujours mouvantes de la biodiversité, de la richesse agricole et des grandes implantations humaines, les deltas sont en première ligne face au changement climatique et de plus en plus exposés à la montée des eaux et à l’enfoncement de leur sol, produit et accéléré par l’extraction sans mesure de l’eau et des hydrocarbures et par la construction des infrastructures urbaines. Entre érosion, submersion et disparition, comment sauver les deltas ?
Gaël Hemery,
directeur de la Réserve naturelle nationale de Camargue
Pour le directeur de sa réserve naturelle nationale, la Camargue n’est pas seulement l’un des plus riches écosystèmes d’Europe, le produit d’une artificialisation de très longue date, qui a culminé au XIXe siècle, et le royaume du sel, du riz et de l’élevage semi-sauvage, mais d’abord un territoire de vent, de beauté et de culture qu’a mis en lumière et en mots le mouvement Félibrige.