— Tribune

Prairies, biodiversité et agroécologie

Vincent Bretagnolle

Les paysages agricoles abritent une biodiversité étonnement élevée, depuis les espèces ayant un rôle fonctionnel, comme les pollinisateurs, jusqu’aux espèces à enjeu patrimonial, comme certains oiseaux. Environ la moitié des 600 espèces d’oiseaux européennes y vivent. Pourtant, un tiers des individus ont disparu des campagnes françaises en vingt ans et 400 à 600 millions se sont volatilisés du continent en trente ans, plus de 50 % des oiseaux ont également disparu des milieux ruraux d’Amérique du Nord en 45 ans (soit 3 milliards d’individus), et 60 % des oiseaux de terres agricoles du Royaume-Uni se sont éteints en 50 ans. Des chiffres vertigineux : sur notre site d’étude (Zone Atelier Plaine & Val de Sèvre), entre 1 et 2 % des oiseaux, toutes espèces confondues, s’effacent chaque année de la plaine céréalière des Deux-Sèvres. Les plantes, amphibiens, reptiles, insectes ou mammifères suivent la même voie.

À l’origine de cet effondrement : l’intensification de l’agriculture, avec le recours massif aux intrants chimiques (fertilisants, pesticides), le remplacement des habitats naturels et des prairies permanentes par des cultures et l’utilisation plus intensive des terres agricoles. La disparition de mosaïques culturales et d’éléments semi-naturels dans les paysages agricoles – bordures des champs, haies, prairies –, et l’apparition des prairies artificielles ont contribué à l’homogénéisation de l’habitat à toutes les échelles spatiales. Les paysages agricoles mixtes, arables et pastoraux ont été remplacés par des zones homogènes de cultures annuelles, ou de prairies tout aussi homogènes et fertilisées, avec une augmentation de la taille moyenne des champs et la simplification extrême des rotations culturales.

Dans ces paysages, l’équilibre spatial et temporel subtil entre prairies et cultures est garant du bon fonctionnement écologique, mais aussi agronomique et économique. Les prairies sont des milieux « stables » non labourés et servent de refuge pour la biodiversité, en tant qu’habitat de reproduction non perturbé, zone d’alimentation privilégiée et lieu de re-colonisation des cultures annuelles par la biodiversité, laquelle disparaît pour l’essentiel lors des moissons et des labours dans les cultures annuelles. Pour les oiseaux et les insectes, les prairies (dont les luzernes, des prairies temporaires) sont des hotspots de biodiversité. Mais en-dessous d’une certaine superficie, elles ne peuvent plus assurer ce rôle : dans les milieux tempérés, un agro-écosystème dont la surface en prairie est inférieure à 10 % perd ses capacités de production d’insectes, et donc ses oiseaux et l’ensemble du fonctionnement écologique. Dans les agro-écosystèmes céréaliers, les prairies régulent aussi des fonctions majeures : qualité de l’eau, limitation des gaz à effet de serre, recyclage de la matière organique et bien sûr systèmes d’élevage, bouclant un cycle harmonieux végétation pâturage-engrais (fumier), autrefois systématique dans les systèmes de polyculture-polyélevage. Ces cycles ne sont plus bouclés, d’où des fuites au niveau de l’azote ou du carbone…

Et puis, les prairies présentent un enjeu économique de taille : elles rapportent peu mais ne coûtent rien et assurent aux éleveurs une autonomie fourragère. Mais depuis les années 1980, elles sont beaucoup moins subventionnées que les cultures, donc moins rentables à court terme qu’un blé soutenu par les primes de la Politique agricole commune, qui a également favorisé les protéines végétales pour l’élevage. Les prairies ont donc été remplacées par un système de maïs ensilage/ray-grass, ou pire, par des tourteaux de soja importés. La même PAC a mis en place des outils pernicieux, tels que la « mesure rotationnelle » entre 2006 et 2015, qui a mené au retournement des prairies permanentes pour des prairies artificielles, en encourageant la destruction de milieux très riches en biodiversité pour 50 ou 60 € de l’hectare (montant de la prime rotationnelle). L’Europe a ainsi éliminé les prairies des paysages agricoles intensifs, alors que dans le même temps elle imposait timidement par l’outil législatif le maintien des prairies permanentes !

Dans le sud des Deux-Sèvres, les prairies couvraient en 1950 près de 70 % de la superficie des territoires. Aujourd’hui, 12 ou 13 %. Et demain ? Tout dépendra du maintien de l’élevage, un élevage extensif, hors stabulation, intégrant le bien-être animal et des circuits de distribution en vente directe. Si ces aspirations sociétales et écologiques ne sont pas prises en compte par les éleveurs, les agriculteurs, les filières et les politiques publiques, ce sera la fin des prairies, d’une agriculture résiliente et de la biodiversité.

184 pages
Broché
ISBN : 978-2-38036-046-2

19 €

Playlist Prairies

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Au sommaire

Dossier Prairies : prairies et agriculture dans le monde, le déclin silencieux des insectes de prairies, la reconquête des estives, entretien avec Alain Corbin, extraits littéraires illustrés, infographies, conseils de lecture, de films, de musique…

Hors dossier : atlas des courants océaniques, cartes anciennes, héros d’hier et d’aujourd’hui, entretiens avec Pierre Déom et Joëlle Zask, le pouvoir et la Terre par Pierre Charbonnier, une petite histoire du maïs à travers les âges, portfolios, planches naturalistes, trésors photographiques, portrait de Mary Austin, agenda culturel, correspondance, poème et récit illustrés…

Marc Dufumier, agronome et professeur honoraire à AgroParisTech

La plupart des prairies que l’on voit aujourd’hui sont des formations secondaires occupant la place de très anciennes landes ou forêts. Les surfaces que l’on cultivait autrefois après abattis et brûlis, en rotation avec de longues périodes de repousse des arbres, ont été définitivement défrichées, quitte à les laisser périodiquement en jachère et à les mettre régulièrement en pâture. Aujourd’hui, alors que les herbages « naturels » reculent dans presque tous les pays, il apparaît que les prairies pour les ruminants, mises en rotation, constituent de puissants puits de carbone.

Philippe Grandcolas, écologue et systématicien

Abeilles, fourmis, guêpes, mouches, bousiers, coccinelles, libellules, pucerons, éphémères, sauterelles, cigales, papillons sont quelques-unes des familles qui nous sont les plus familières parmi les 40 000 espèces d’insectes peuplant l’Hexagone. Cette entomofaune grouillante, absolument indispensable au peuplement animal, au développement végétal et au recyclage des déchets, est soumise à l’agression conjuguée des pesticides, herbicides, antiparasitaires et autres engrais azotés. Conséquence : en Europe, l’abondance des insectes a souvent baissé de deux tiers.

Anne-Marie Brisebarre, ethnologue, directrice de recherche émérite au CNRS

Du double mouvement saisonnier des troupeaux d’ovins au voisinage de la Méditerranée, le premier, l’hivernage, a quasiment disparu faute d’espace. Le second, l’estivage, se modernise et se fait moins spartiate tout en conservant des caractéristiques séculaires de la transhumance : respect du comportement des animaux et de la croissance des plantes, solidarité entre bergers, empreinte déterminante sur les paysages. L’agropastoralisme constitue une pratique et une culture toujours vivaces et mérite toute sa place au patrimoine mondial de l’humanité.

Alain Corbin, historien

Pour le grand historien du sensible, auteur de la récente Fraîcheur de l’herbe, prés et prairies sont toujours fleuris et colorés comme l’enfance, odorants comme l’herbe fraîche et le foin coupé, amènes comme dans l’Antiquité, précieux comme au Moyen Âge, animés et joyeux lors des anciens fauchages, crissant et bourdonnant de tout leur peuple animal, évocateurs de musique légère, de poésie précise, de grands espaces lointains et de délicats sentiments amoureux.

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