Alors que je me trouvais dans une campagne de l’est de la France, une dame avec qui je papotais m’a appris que les gens du coin avaient pour habitude de disperser les cendres de leurs parents défunts dans la forêt d’à côté pour que ceux-ci retournent en un lieu qui les avait précédés, qu’ils avaient eu un immense plaisir à fréquenter en compagnie de leurs amis et de leurs enfants, et qui subsisterait après leur disparition. Cette petite discussion est la première chose à laquelle j’ai pensé quand j’ai compris que les feux de forêt d’aujourd’hui ne sont plus de même nature que ceux d’hier. Les cendres peuvent-elles brûler ? Créer des forêts cinéraires, est-ce une bonne idée ?
Les « mégafeux » dévastent tout sur leur passage. Parfaitement incontrôlables quels que soient les moyens mobilisés, ils sont d’une intensité telle qu’à la place de la forêt bruissante d’émotions et de perceptions sensibles se tient un espace qui n’a plus rien d’un paysage. Les couleurs s’effacent, l’odeur de cendre étouffe, il n’y a plus de vent dans les branches, ni de chant d’oiseau ou de grillon ; un grand silence achève de réduire ce qui fut une forêt pleine de vie à un espace bidimensionnel où se détachent les formes noires et tortueuses des arbres détruits.
Cette perte d’un paysage ami est source d’une grande détresse. Les victimes des mégafeux, par exemple celles de Paradise en Californie, témoignent qu’elles se sentent comme amputées. En perdant les lieux avec lesquels elles composaient leur existence et jusqu’aux photos de leurs parents, elles ont le sentiment d’une blessure qui ne pourra pas cicatriser. Elles expriment ainsi le fait que le paysage fait partie d’elles, qu’il n’est pas seulement un décor, un truc de peintre ou de photographe, un objet de contemplation. Le paysage est le résultat de cette multitude d’interactions entre des phénomènes naturels et des activités humaines qui donnent lieu, quand elles sont durables, à une civilisation.
Les mégafeux sont les symptômes les plus violents de notre relation détraquée à la nature. Ils témoignent des méfaits de la triste combinaison entre l’extractivisme et un certain préservationnisme. « Méga », extrêmes ou géants, ils le sont en raison du dérèglement du climat, de l’augmentation des températures, de l’allongement de périodes de sécheresse, de la prolifération d’insectes nuisibles, tels que la pyrale et le scolyte qui profitent de ces nouvelles conditions. En détruisant jusqu’aux souches et aux racines des grands arbres, en s’engouffrant dans les mines abandonnées pleines de matériaux toxiques, en déposant leurs cendres sur la mer et la banquise dont ils précipitent la fonte, en déclenchant des tornades de flammes et en rejetant des quantités titanesques de méthane ou de CO2 dans l’atmosphère, ils participent au cycle de la désolation générale.
En parallèle, leur cause est aussi politique et sociale : les forêts, qui autrefois étaient entretenues, ne le sont plus. Accoutumées aux feux naturels, en général modestes, mais aussi aux usages anthropiques des feux dirigés (l’écobuage) depuis Homo erectus il y a 1,6 million d’années, elles ont perdu leurs bons gardiens. Du fait de la déprise rurale, de l’expropriation des usagers des forêts en faveur de vastes plantations de végétaux rentables, de l’exode urbain et surtout de l’adoption de politiques d’extinction des feux dès la première étincelle, la vulnérabilité des forêts aux flammes a considérablement augmenté. En criminalisant indistinctement tous les brûlages que pratiquaient les paysans, comme les peuples aborigènes d’Australie, d’Amérique de l’Ouest, de Sibérie, de Bornéo et de Java, au nom d’une nature originellement vierge qui n’existe plus depuis des millénaires, les politiques publiques ont mis en danger tout à la fois la forêt, ses habitants et leurs interrelations ancestrales.
Nos paysages ne sont pas exclusivement naturels. George Catlin (1796-1872), le grand peintre de portraits d’Amérindiens et de paysages américains, avait été le premier à proposer, après sa découverte de centaines de carcasses de bisons abattus pour le morceau de choix qu’était leur langue, la création d’un grand « parc naturel » où les animaux, les humains et les végétaux continueraient de jouir de leur mode d’existence ancestral. Il avait raison de penser que le paysage qui entre au plus profond de nous est à la fois géographique, social et culturel et que prendre soin de la forêt, c’est aussi s’occuper de la justice sur Terre.
Au sommaire
Dossier Forêts : tribune de Joëlle Zask sur les guerres du feu ; le fonctionnement des différentes forêts du monde par Thierry Gauquelin ; les rapports de l’homme avec les plantes ligneuses par Ernst Zürcher ; l’alliance entre les arbres et les champignons par Francis Martin ; entretien avec Sabrina Krief ; extraits littéraires illustrés ; infographies sur les espèces en danger, les forêts du monde, les essences d’arbres et les forêts de nuage ; conseils de lectures, de films et de musiques…
Hors dossier : atlas des vents ; cartes anciennes ; héros et héroïnes d’hier et d’aujourd’hui ; entretien avec Marc-André Selosse ; portfolios de Kikuji Kawada et Takashi Arai ; aparté avec Charles Stépanoff ; la nature en pièces détachées par Hélène Tordjman; l’histoire millénaire du riz par Éric Birlouez ; portrait d’Alfred Wallace par Valérie Chansigaud ; planches naturalistes ; trésors photographiques ; agenda culturel ; récit de James Fenimore Cooper et poème de Marie Krysinska illustrés.
Thierry Gauquelin, chercheur en écologie forestière
Occupant près d’un tiers des terres émergées, les forêts sont un extraordinaire réservoir d’essences : plus de 60 000, dont seulement 140 dans le domaine médio-européen. Le dérèglement climatique et la déforestation affectent évidemment leur fonction générale de puits de carbone et de protection de la biodiversité. La gestion durable de ces écosystèmes doit privilégier l’évolution naturelle spontanée et la futaie irrégulière, plutôt que les plantations bien rangées d’une seule espèce, livrées aux incendies et aux organismes pathogènes.
Ernst Zürcher, ingénieur forestier ETHZ, professeur émérite en sciences du bois
Intimement liés au cycle général de la vie en tant que stockeurs, contrôleurs et transformateurs de l’eau, du carbone et de l’énergie solaire, les arbres et les forêts forment une enveloppe protectrice particulièrement efficace pour notre biosphère, que les pressions du changement climatique, de la déforestation galopante et de l’agriculture intensive mettent en péril. De nouvelles méthodes comme l’agroforesterie, le semis sous couvert végétal ou le pâturage tournant dynamique permettront de réhabiliter les forêts et de renouer nos liens ancestraux et vitaux avec les arbres.
Francis Martin, microbiologiste et mycologue à l’INRAE
Cèpes, bolets, chanterelles et truffes ne sont pas des organismes indépendants mais de simplesporteurs de spores, petites pointes émergées et souvent appétissantes d’un immense réseau de filaments microscopiques qui poussent hors de notre vue. Pour des centaines d’espèces, ces réseaux fusionnent avec les racines des arbres, dans un échange équilibré de services rendus dont le premier fut la survie des plantes primitives hors de l’eau. La mycorhize, alliage du végétal et du fongique, n’a pas fini de dévoiler ses secrets moléculaires.
Sabrina Krief, primatologue
Spécialiste des Pan troglodytes (chimpanzés), Sabrina Krief les a côtoyés de près dans les forêts abîmées de la RDC ou de l’Ouganda, en recourant à l’habituation, lent procédé de mise en confiance progressive. Elle en a tiré des observations étonnantes sur leurs outils et leurs modes de communication, d’alimentation et de soins ; les protéger contre la déforestation, l’agriculture polluante et le braconnage sur de vastes territoires, c’est aussi préserver des milliers d’autres espèces animales et végétales.