— Tribune

Marais et humains : un destin commun

Jean-Michel Derex

Des marais jadis drainés par des canaux régulièrement curés sont aujourd’hui abandonnés. Sur cette déprise agricole, la végétation reconquiert ses droits. Ici, les traces humaines se perdent vite. La disparition de pratiques ancestrales (pâturages, fauche, cueillette…) produit d’inextricables bois humides ponctués de larges plages de roselières et de prairies marécageuses : depuis 1945, on passe d’un marais nu à un marais boisé, d’un paysage ouvert à un paysage fermé.

 À mesure que les êtres humains abandonnent leurs activités traditionnelles, des marchés de substitution se développent et le tourisme de masse investit ces lieux. La chasse sur les littoraux, mais aussi à l’intérieur des terres, a complètement transformé certains pays de marais. Enfin, des productions spéculatives – sel, riz – s’y sont installées, notamment en Camargue. 

Dans le loisir (chasse ou tourisme) comme dans la production (sel, riz, élevage, huîtres), ces pays de marais sont vus comme des espaces hors du monde citadin et industriel, presque intemporels. On n’y voit qu’une nature quasi vierge sans en connaître les racines ou le passé. Les marais côtiers, espaces de labeur jadis inquiétants et redoutés, sont devenus à nos yeux contemporains des lieux de plaisir. Le temps des côtes fortifiées, militaires et conflictuelles, de Colbert au mur de l’Atlantique, est obsolète, faute d’ennemi. La Camargue, le Marais poitevin et les Marais de la Somme sont devenus le complément esthétique, l’annexe ludique, la caution culturelle des stations balnéaires voisines : la Brière et La Baule, la Camargue et La Grande-Motte. Un voile a été jeté sur ces espaces au point qu’on a oublié les raisons de leur création et de leur existence. Il faut donc faire un effort pour vraiment regarder les pays de marais, pour percer leurs secrets, pour sonder leurs héritages séculaires. 

Hélas, la valorisation environnementale n’aide pas à retrouver l’ancienne omniprésence humaine. Certes, la protection et la mise en valeur des si mal nommées « zones humides » font l’objet de nombreuses initiatives. Mais dans une approche savante des espaces humides, il semblerait que l’humain n’ait plus sa place, que sa présence devient même suspecte. Les naturalistes créent ainsi de nouvelles normes dans lesquelles les usages définis au cours des siècles sont en position d’accusés et hiérarchisent ces espaces en fonction de l’intérêt scientifique présenté par les espèces végétales et animales qu’on y trouve. De là à penser qu’ils seraient infiniment plus riches si nous ne venions pas les perturber…

Les pays de marais ne seraient pourtant pas ce qu’ils sont aujourd’hui sans une présence humaine constante depuis des millénaires. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les photos et les cartes postales du tournant du XXe siècle : hommes et femmes y étaient nombreux et y travaillaient. Et ils y ont laissé des traces. 

Bien des éléments ont contribué à marginaliser économiquement et socialement les marais : le chemin de fer et ses wagons frigorifiques assurant le transport du poisson de mer, bientôt préféré aux poissons d’étang; le sel, essentiel à la conservation des aliments, peu à peu remplacé par le pain de glace, le réfrigérateur puis le congélateur. Les changements de modes de vie ont aussi eu un impact important sur les terres maraîchères qui demandent un entretien permanent, tant l’herbe y pousse rapidement. Ce travail, habituel avant l’introduction de la « civilisation des loisirs », est plus improbable aujourd’hui. 

Les pays de marais témoignent enfin à leur façon des relations entre l’humain et son milieu. Leur longue histoire socio-environnementale montre bien que nous partageons avec eux un destin commun.

184 pages
Broché
ISBN : 978-2-38036-072-1

19 €
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Au sommaire :

Dossier Marais : la longue histoire des relations entre les marais et les êtres humains par Jean-Michel Derex ; la biodiversité et le fonctionnement écologique des zones humides par Delphine Gramond ; les mangroves, écosystème riche mais menacé par François Fromard  ; un entretien avec le paludier Charles Perraud ;  extraits littéraires illustrés ; infographies sur les espèces en danger, les plantes des marais et les principales zones humides à travers le monde ; suggestions de livres, de films et de musique.

Hors dossier : atlas du mergule nain ; cartes anciennes, héros et héroïnes d’hier et d’aujourd’hui ; entretien avec Emmanuelle Pouydebat ; portfolios de Nelly Monnier, d’Eric Tabuchi et de Chieko Shiraishi ; aparté avec David Grémillet ;  les migrations climatiques de l’Anthropocène par François Gemenne ; l’histoire du soja par Éric Birlouez ; portrait d’Ernest Thompson Seton par Valérie Chansigaud ; planches naturalistes ;  trésors photographiques ; agenda culturel ; récit de Jean-Jacques Rousseau et poème de Cécile Sauvage illustrés.

Jean-Michel Derex, historien

Occupés, partagés, aménagés, exploités, drainés, asséchés, cultivés, conquis, colonisés, peints, chantés, romancés, filmés, souvent redoutés, le plus souvent dominés, les marais sont désormais partout menacés, alors que leur rôle essentiel dans les cycles de la vie, la préservation de la biodiversité et la beauté du monde nous invite, citadins comme ruraux, à les laisser mieux vivre.

Delphine Gramond, géographe

Sur tous les continents, la planète est constellée de zones humides, aussi variées par les conditions qui les caractérisent que par les noms qui les désignent. Mais quels que soient les latitudes et les climats, leurs remarquables fonctions hydrologiques, biogéochimiques et écologiques les érigent aujourd’hui en « zones utiles », en « ressources territoriales », voire en « infrastructures naturelles ». Il faut faire vite : en cinquante ans, un tiers des marais du monde a disparu, et la dégradation des autres exige de nouvelles logiques de préservation.

François Fromard, botaniste et écologue

Marais maritime tropical et forêt baignant dans l’eau de mer, saturée de sel et démunie d’oxygène, la mangrove ou le « bosquet des mangliers » est le royaume indisputé des palétuviers, prodiges d’adaptation acrobatique et sentinelles du littoral face aux assauts de l’océan. D’autres menaces mettent aujourd’hui en péril ces écosystèmes aussi riches que fragiles : l’emprise agricole et aquacole, le développement urbain, les pollutions terrestres et marines, et bien sûr le réchauffement climatique. Mais tout est encore possible tant que « la mangrove respire », comme l’écrivait Aimé Césaire.

Charles Perraud, paludier

Tombé en amour des marais salants de la presqu’île de Guérande dans les années 1970, Charles Perraud en a fait son métier, son combat, sa réussite et sa fierté. Avec la coopérative et la communauté de paludiers qu’il a contribué à créer et à animer, il a transmué le sel banal et industrialisé de nos étagères en un produit goûteux et recherché, et donné à un métier millénaire et peu considéré une nouvelle saveur.

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